La nuit
tombait ce jour-là, 3 septembre, quand une petite foule commença à se diriger lentement – presque en flânant – vers la maison de Larry et de Lucy. Quelques solitaires, des couples, des groupes de trois. Ils s’asseyaient sur les marches des maisons qui portaient sur leurs portes le X de Harold s’asseyaient sur les trottoirs, sur des pelouses sèches, roussies après un long été. Ils parlaient peu, à voix basse. Ils fumaient leurs cigarettes et leurs pipes. Brad Kitchner était là, un bras enveloppé dans un énorme bandage et soutenu par une écharpe. Candy Jones aussi. Et Rich Moffat armé de deux bouteilles de Black Velvet au fond d’une sacoche de livreur de journaux. Norman Kellogg s’assit à côté de Tommy Gehringer, ses manches de chemise retroussées pour montrer ses biceps bronzés constellés de taches de rousseur. Le jeune Gehringer remonta lui aussi ses manches pour imiter Norman. Assis sur une couverture, Harry Dunbarton et Sandy DuChien se tenaient par la main. Dick Vollman, Chip Hobart et Tony Donahue, seize ans, s’étaient installés un peu plus loin de la maison de Larry et se passaient une bouteille de Canadian Club qu’ils faisaient descendre avec du Seven-Up tiède. Patty Kroger était assise avec Shirley Hammet, séparée d’elle par un panier de pique-nique. Un panier bien rempli, mais elles grignotaient sans appétit. À huit heures, la rue était pleine. Tout le monde regardait la maison.
La moto de Larry était rangée devant, à côté de la grosse Kawasaki 650 de George Richardson.
Larry les observait par la fenêtre de la chambre. Derrière lui, dans le lit qu’il partageait avec Lucy, mère Abigaël était couchée, inconsciente. L’odeur douceâtre qui sortait du nez congestionné de la vieille dame lui donnait envie de vomir – et il avait horreur de vomir – mais il refusait de s’en aller. C’était sa pénitence, pour avoir échappé à la mort alors que Nick et Susan n’étaient plus là. Il entendait des murmures derrière lui, autour du lit de mort. George allait bientôt s’en aller pour visiter ses autres patients à l’hôpital. Il n’y en avait plus que seize. Trois étaient déjà sortis. Teddy Weizak était mort.
Larry s’en était tiré sans une égratignure.
Ce vieux Larry de toujours – celui qui garde sa tête alors que tous les autres autour de lui perdent la leur. L’explosion l’avait projeté dans un massif de fleurs, de l’autre côté de l’allée du garage, mais il ne s’était pas fait une seule égratignure, pas une seule. Les débris pleuvaient autour de lui, mais rien ne l’avait touché. Nick était mort, Susan était morte, et lui n’avait même pas été blessé. Oui… Larry Underwood, ce vieux Larry qui ne changerait jamais.
Veillée funèbre dans la maison, veillée funèbre dehors. Six cents personnes, facilement. Harold, tu devrais revenir avec une douzaine de grenades et terminer ton travail. Harold. Il avait suivi Harold à travers le pays, avait suivi sa piste de papiers de chocolat, d’improvisations ingénieuses. Larry avait failli perdre ses doigts en essayant de se procurer de l’essence, à Wells. Harold avait simplement défait le bouchon de la prise d’air pour siphonner. Harold avait été celui qui avait proposé que le nombre des membres des différents comités augmente en proportion de la population. Harold encore qui avait proposé que le comité spécial soit élu en bloc. Harold, si habile. Harold et son journal. Harold et son sourire.
Stu pouvait bien dire que personne n’aurait pu deviner ce que Harold et Nadine étaient en train de faire avec ces bouts de fil de cuivre sur un baby-foot. Avec Larry, ce genre de raisonnement ne tenait pas. Il avait été le témoin des brillantes improvisations de Harold. L’une d’elles était écrite sur le toit d’une grange en lettres de plus de cinq mètres de haut, nom de Dieu. Il aurait pu deviner. L’inspecteur Underwood était très astucieux lorsqu’il s’agissait de dénicher des papiers de chocolat, mais beaucoup moins quand il était question de dynamite. Plus exactement, l’inspecteur Underwood n’était qu’un con.
Larry, si tu savais…
La voix de Nadine.
Si tu voulais, je te supplierais à genoux.
Il y avait encore eu cette chance d’éviter le meurtre et la destruction… une chance dont il n’avait encore jamais osé parler à personne. La machine infernale était-elle déjà en marche à l’époque ?
Probablement. Si ce n’est le détail des bâtons de dynamite branchés au walkie-talkie, du moins une sorte de plan général.
Le plan de Flagg.
Oui – Flagg était toujours dans les coulisses, le noir montreur de marionnettes qui tirait les ficelles de Harold, de Nadine, de Charlie Impening, de combien d’autres encore. Les gens de la Zone allaient se faire un plaisir de lyncher Harold s’ils mettaient la main dessus, mais tout était l’œuvre de Flagg… et de Nadine. Qui l’avait envoyée à Harold, sinon Flagg ? Mais avant qu’elle n’aille vers Harold elle était allée à Larry. Et il l’avait repoussée.
Comment aurait-il pu dire oui ?
Il se sentait responsable de Lucy. Une responsabilité qui l’avait emporté sur tout le reste, non pas seulement à cause d’elle, mais aussi à cause de lui – il avait compris qu’il aurait suffi d’un ou deux pas encore pour détruire en lui ce qu’il y avait de bon ; c’est pour cela qu’il l’avait écartée et sans doute Flag était-il content de leur travail de la nuit précédente… s’il s’appelait vraiment Flagg. Oh, Stu était encore vivant, et il parlait au nom du comité – il était la bouche que Nick ne pouvait utiliser. Glen était vivant lui aussi, et il était sans doute le grand aiguilleur du comité, mais Nick avait été son cœur, et Sue, avec Frannie sa conscience morale. Oui, tout bien compté, la soirée avait été bonne pour le salopard. Harold et Nadine méritaient une belle récompense lorsqu’ils arriveraient là-bas.
Il s’éloigna de la fenêtre. Son front lui faisait mal. Richardson prenait le pouls de mère Abigaël. Laurie s’occupait du goutte-à-goutte. Dick Ellis était debout devant le lit. À côté de la porte, assise, Lucy regardait Larry.
– Comment va-t-elle ? demanda Larry à George.
– Pas de changement.
– Est-ce qu’elle va passer la nuit ?
– Je n’en sais rien, Larry.
La femme allongée sur le lit n’était plus qu’un squelette recouvert d’une mince peau couleur de cendre, tendue à craquer. Elle semblait ne plus avoir de sexe. Elle avait perdu presque tous ses cheveux. Ses seins avaient disparu. Sa bouche était grande ouverte, comme si sa mâchoire s’était décrochée laissant s’échapper une respiration sifflante. Elle rappelait à Larry des photos qu’il avait vues de momies du Yucatan – flétries, desséchées, sans âge.
Oui, c’était cela qu’elle était maintenant, non plus une mère mais une momie. Il n’y avait plus que ce rauque soupir de sa respiration, comme une brise légère dans les chaumes. Comment pouvait-elle vivre encore ? Quel Dieu pouvait bien lui faire subir cette épreuve ? Pourquoi ? C’était une farce, une horrible farce cosmique. George disait qu’il avait entendu parler de cas semblables, mais jamais aussi extrêmes.
Et qu’il n’aurait jamais cru en voir un de ses yeux. On aurait dit… qu’elle se dévorait. Son organisme continuait à fonctionner alors qu’il aurait dû succomber depuis longtemps à la malnutrition. Pour se nourrir, elle dévorait sa propre chair. Lucy, qui avait déposé la vieille femme sur le lit lui avait raconté à voix basse, presque émerveillée, qu’elle semblait ne pas peser plus lourd qu’un cerf-volant attendant une bouffée de vent pour s’envoler au loin à tout jamais.
Et la voix de Lucy s’éleva, à côté de la porte. Ils sursautèrent tous.
– Elle veut dire quelque chose.
– Elle est dans le coma, Lucy, répondit Laurie d’une voix hésitante… il y a peu de chances qu’elle reprenne conscience…
– Elle est revenue pour nous dire quelque chose. Et Dieu ne va pas la laisser partir tant qu’elle ne l’aura pas fait.
– Mais quoi, Lucy ? demanda Dick.
– Je ne sais pas, mais j’ai peur de l’entendre. Je sais. La mort n’a pas fini. Elle vient de commencer. C’est de ça que j’ai peur.
Il y eut un long silence, puis George Richardson se décida à parler :
– Je dois aller à l’hôpital.
Laurie, Dick, je vais avoir besoin de vous.
Vous n’allez pas nous laisser seuls avec cette momie ? faillit dire Larry, mais il se mordit les lèvres.
Ils s’avancèrent tous les trois vers la porte et Lucy leur donna leurs manteaux. Il faisait à peine quinze degrés dehors, beaucoup trop frais pour faire de la moto en bras de chemise.
– Est-ce qu’on peut faire quelque chose pour elle ? demanda Larry.
– Lucy va s’occuper du goutte-à-goutte, répondit George. On ne peut rien faire d’autre. Vous voyez…
Il ne termina pas sa phrase. Naturellement, ils voyaient tous, là, sur le lit.
– Bonsoir, Larry, bonsoir, Lucy.
Ils sortirent. Larry revint à la fenêtre. Dehors, tout le monde s’était levé. Vivait-elle encore ? Était-elle morte ? Mourante ? Guérie par la puissance de Dieu ? Avait-elle dit quelque chose ?
Il tressaillit lorsque Lucy le prit par la taille.
– Je t’aime, dit-elle.
Il chercha son corps, l’approcha du sien. Puis il baissa la tête et frissonna.
– Je t’aime, lui dit-elle calmement. Ne te retiens pas. Laisse-toi aller. Laisse-toi aller, Larry.
Il pleura, des larmes aussi chaudes et dures que des balles de fusil.
– Lucy…
– Chut.
Elle avait posé ses mains sur le creux de sa nuque, ses mains si douces.
– Oh Lucy, mon Dieu, qu’est-ce que ça veut dire ?
Il pleurait, collé contre son cou.
Elle le serrait de toutes ses forces, ne sachant pas, ne sachant pas encore, et mère Abigaël respirait en sifflant derrière eux, se cramponnait dans les abîmes de son coma.